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Amende record contre Apple pour entente et abus de dépendance économique

Auteurs : Sylvie CHOLET (Avocate associée), avec l'assistance de Melle Justine TOUSSAINT (étudiante à la faculté de droit de Montpellier - formation Pré-CAPA)
Publié le : 24/03/2020 24 mars mars 03 2020
Source : www.autoritedelaconcurrence.fr
Après Google, c’est au tour du géant américain Apple d’être sanctionné par l’Autorité pour des pratiques anticoncurrentielles.

Le 16 mars 2020, l’Autorité de la concurrence a annoncé avoir adopté une décision sanctionnant l’opérateur à la pomme d’une amende de 1,1 milliard d’euros (exactement 1.101.969.952euros), pour avoir mis en œuvre au sein de son réseau de distribution de produits électroniques – hors iPhone – trois pratiques anticoncurrentielles : une entente de partage de marchés, une entente de prix de vente imposés et un abus de dépendance économique à l’égard des distributeurs non intégrés.

Deux grossistes sont également sanctionnés pour une entente de partage de marchés : les leaders mondiaux Tech Data (amende de 76 107 989 euros) et Ingram Micro (62 972 668 euros).

Dans l’attente de la publication de la décision à venir, le communiqué consultable sur le site internet de l’Autorité permet de comprendre l’essentiel de la décision.

A l’origine de cette sanction mémorable : une saisine remontant à 2012 de la société eBizcuss.

Cette société fait partie d’une catégorie de distributeurs dits (« Apple Premium Reseller » ou « APR »). Ils sont des revendeurs agréés disposant d’un contrat de distribution standard et adhérent en plus à un programme optionnel destiné à promouvoir une expérience client de très haute qualité. Ils sont fournis soit directement par Apple soit par le biais de ses deux grossistes :Tech Data et Ingram Micro.  Apple et les grossistes sont donc en concurrence sur le marché amont de la fourniture de produits aux revendeurs au détail.

Apple distribue également ses produits au détail directement aux consommateurs via ses magasins intégrés ou son site Internet. Le fournisseur est donc en concurrence avec ses distributeurs sur le marché aval de la vente au détail.

Le principe, rappelé par l’Autorité, est la liberté pour un fournisseur d’organiser son réseau de distribution en distinguant plusieurs canaux de distribution et en assurant la vente aux consommateurs via un circuit long parallèlement à un circuit court.

Toutefois, la mise en œuvre de cette liberté ne doit pas être l’occasion de mettre en œuvre des pratiques anticoncurrentielles.  Notamment, le fournisseur doit respecter la règle posée par l’article 101 du TFUE et L.420-1 du code de commerce, de permettre à ses revendeurs, commerçants indépendants, de déterminer librement leur politique commerciale, et notamment, de déterminer librement les produits qu’ils souhaitent distribuer, puis la manière dont ils livrent leurs clients, et enfin de déterminer librement les prix de revente qu’ils pratiquent. Apple est sanctionné car il n’a pas respecté cette limite.

La première pratique sanctionnée consiste pour Apple à s’être entendu avec ses deux grossistes pour répartir entre eux les produits et la clientèle.

La marque s’est en effet immiscée dans la détermination de la politique commerciale des grossistes en fixant elle-même les quantités allouées à chacun ; elle a pu ainsi contrôler leurs ventes en avantageant son propre canal de distribution.  Les grossistes ont accepté ces consignes et les ont mis en œuvre. Il en est résulté une diminution de la concurrence intra-marque, que ce soit au niveau du stade de la vente en gros mais également au stade de la vente au détail car les revendeurs APR, devenus dépendants des stocks alloués par Apple, ont été ralentis dans leur activité commerciale.

La seconde pratique sanctionnée consiste pour Apple à avoir imposé des prix de vente à ses revendeurs APR afin qu’ils alignent leurs prix sur ceux du fournisseur dans les Apple Store et sur son site internet.

Pour faire la démonstration de la pratique, l’Autorité de la concurrence a, semble-t-il, eu recours au faisceau d’indices à triple branche :
  • L’évocation entre le fournisseur et ses distributeurs des prix de revente des produits au public : Apple a communiqué aux distributeurs des prix présentés comme conseillés, via de nombreux supports accessibles aux consommateurs, via des clauses contractuelles contraignantes encadrant l’usage de la marque par les APR dans les supports de communication et marketing
  • La mise en œuvre d'une police ou au moins d'une surveillance de ces prix : la marque a mis en place un système de surveillance des prix pratiqués avec un risque de représailles (défaut de livraison) en cas de promotions sans accord d’Apple ; ou encore un contrôle de la profitabilité des APR.
  • L’application effective des prix : l’autorité relève que « fortement contraints, les APR ont reconnu pratiquer les prix « conseillés » par Apple, ce que corroborent par ailleurs les relevés de prix versés au dossier. Cette pratique a par conséquent abouti à un parfait alignement des prix de vente aux consommateurs finals, pour ce qui concerne près de la moitié du marché de détail des produits Apple (hors iPhone) ».
Chaque branche est une condition nécessaire à la démonstration de l’accord de volontés anticoncurrentiel et « la conjonction des trois branches est la condition suffisante de la caractérisation d'une entente généralisée du fournisseur avec ses distributeurs en général et de celle d'un distributeur particulier avec son fournisseur » (Aut conc., déc. n° 07-D-50, 20 déc. 2007,  Jouets club ; CA Paris, 26 janv. 2014, Beauté Prestige International ; Cass ; com., 7.10.2014, n° 13-19476).

La troisième pratique sanctionnée n’est pas une entente ni un abus de position dominante mais un abus de dépendance économique.

Et c’est ce qui singularise cette décision : en plus du montant record de la sanction, les décisions de l’Autorité de la concurrence qualifiant une telle pratique sont rares (la dernière décision qualifiant une telle pratique remonte à 2004 : Aut. conc., déc.  n°04-D-44 du 15 septembre 2004 relative à une saisine présentée par le Ciné-Théâtre du Lamentin dans le secteur de la distribution et de l’exploitation de films). Cette pratique est une spécificité du droit français de la concurrence. L’article L. 420-2 alinéa 2 du code de commerce prohibe ainsi, « dès lors qu'elle est susceptible d'affecter le fonctionnement ou la structure de la concurrence, l'exploitation abusive par une entreprise ou un groupe d'entreprises de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur. Ces abus peuvent notamment consister en refus de vente, en ventes liées, en pratiques discriminatoires visées aux articles L. 442-1 à L. 442-3 ou en accords de gamme. »

Les éléments constitutifs de la pratique sont (i) une situation de dépendance économique, (ii) un abus de cette situation et enfin (iii) l’affectation même potentielle du fonctionnement ou de la structure de la concurrence. Cette dernière exigence pose des difficultés probatoires dès lors que la notion de dépendance économique s’apprécie dans le cadre de la relation bilatérale entre un fournisseur et chacun de ses distributeurs. Toutefois, la structure de la concurrence peut être affectée si l’abus s’inscrit dans le cadre d’une politique de réseau « pourvu que ce réseau constitue un groupe d'entreprises aux caractéristiques suffisamment homogènes, dont les membres sont placés, à l'égard de ce fournisseur, dans la même position économique que juridique » (Aut. conc., déc. no 10-D-08, 3 mars 2010, relative à des pratiques mises en œuvre par Carrefour dans le secteur du commerce d'alimentation générale de proximité, à propos d’un réseau de franchisés non homogène).

En l’espèce, les revendeurs APR sont placés sous la dépendance économique d’Apple avec une obligation d’approvisionnement quasi exclusive (ils doivent acheter pour près de 70% des ventes pour conserver leur statut « Premium ») et un attachement fort des clients à la marque. Or, Apple a exploité abusivement cette situation de dépendance économique, en les soumettant à des conditions commerciales inéquitables et défavorables par rapport à son réseau en propre, entrainant un état d’incertitude et d’extrême dépendance face à la réception des produits, notamment ceux où la demande était très forte. En lien avec les deux précédentes pratiques, Apple maitrisait l’approvisionnement de ces revendeurs indépendants (Premium) et faisait pression sur eux y compris via les opérations promotionnelles et l’attribution des remises pour contrôler les prix. Or, contrairement aux magasins intégrés, les revendeurs indépendants doivent assumer les risques commerciaux et financiers de leur exploitation. Les distributeurs ont été exposés à une perte de clients. Pendant ce temps, les magasins intégrés se sont développés dans les zones de chalandise les plus rentables. Ces pratiques ont abouti à l’affaiblissement voire à l’éviction de certains revendeurs APR tel que eBizcuss en l’espèce. Le communiqué publié par l’Autorité fait un parallèle entre les APR et les franchisés avec leurs contraintes mais sans leurs avantages. Voyons comment ce point sera développé dans la décision.

L’amende de plus de 1,1 milliard d’euros est la plus élevée infligée à un opérateur économique par l’Autorité de la concurrence. Jusqu’à présent, le record était détenu par Orange avec 350 millions d’euros pour une seule entreprise (dans le cadre d’une procédure de coopération).

Pour justifier une telle sanction, l’Autorité de la concurrence a pris en compte trois éléments :
  • En premier lieu, le « fort impact de ces pratiques sur la concurrence dans la distribution des produits Apple via les Apple premium resellers ».
  • En second lieu la « dimension extraordinaire » de l’opérateur. Le terme « extraordinaire » est repris pour la seconde fois par l’Autorité qui l’a utilisé il y a très peu de temps dans la décision « Google Ads » du 19 décembre 2019 afin de décrire la position dominante de Google sur le marché de la publicité en ligne liée aux recherches (en référence à la décision de la Commission européenne du 24 mars 2004, à propos de la position dominante de Microsoft ).
  • Enfin, en troisième lieu le fait qu’Apple « avait commis un abus de dépendance économique, à l’égard de ses détaillants premium, pratique que l’Autorité considère comme particulièrement grave »
Le géant américain a fait part dans un communiqué de presse de sa volonté d’interjeter appel de cette décision affirmant être « en profond désaccord avec cette décision ».
 
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