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Action indemnitaire post entente : quid de la preuve de la non-répercussion  du surcoût ?

Action indemnitaire post entente : quid de la preuve de la non-répercussion  du surcoût ?

Publié le : 05/10/2023 05 octobre oct. 10 2023
Source : www.legifrance.gouv.fr
Cass. com., 6 sept. 2023, n° 22-13.753

1. Par un arrêt du 6 septembre 2023, la Cour de cassation a confirmé que l’exigence de preuve de la non-répercussion du surcoût mise à la charge de la victime de pratiques anticoncurrentielles lorsqu'elles sont commises sous le régime antérieur à la directive dite « dommages » (Directive 2014/104/UE[1]) ne méconnait pas le principe d’effectivité de l'article 101 du TFUE, ensemble, l'article 47 de la Charte des droits fondamentaux et l'article 1240 du code civil.

2. L’affaire opposait Carrefour à un de ses fournisseurs, Vania, condamné pour avoir participé à une entente anticoncurrentielle sur les produits d’hygiène par décision n°14-D-19 de l’Autorité de la concurrence du 18 décembre 2014[2]

2.1. 
A la faveur de cette décision, Carrefour avait assigné son fournisseur en réparation du préjudice de diminution des marges arrière due à l'entente, et obtenu gain de cause devant le tribunal de commerce de Paris[3] avant que la Cour d’appel de Paris infirme ce jugement[4].

2.2. Le tribunal de commerce avait fait application de la présomption de non-répercussion de surcoût introduite par la directive « dommages » précitée.
Mais cette présomption n’est applicable qu’aux faits commis postérieurement à son entrée en vigueur[5], alors que les pratiques opposées au fournisseur étaient antérieures (article L. 481-4 du code de commerce issu de la transposition de la directive 2014/104/UE par l’ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles).
Il s’agit en effet d’une règle substantielle et non procédurale comme l’a reconnu la Cour de cassation le 19 octobre 2022[6]

Or, conformément à la jurisprudence désormais bien établie sous le régime antérieur à la directive « dommages » : « la preuve de l’existence du préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle incombe au demandeur à la réparation et […] celui-ci doit, eu égard aux pratiques habituelles en matière commerciale, établir qu’il n’a pas répercuté le surcoût né d’une entente sur ses propres clients »[7].

2.3. Aux termes de l’arrêt du 6 septembre 2023, la Cour de cassation approuve donc la Cour de Paris d’avoir infirmé le jugement de première instance, et rejeté les demandes du distributeur, auquel il a été reproché de ne pas prouver que les surcoûts générés par l’entente et dont il se prétendait victime, n’avaient pas été répercutés sur les consommateurs.

3. Cette solution s'inscrit dans le sens de la dernière jurisprudence rendue en matière d'application dans le temps des présomptions offertes par la directive "dommages".

3.1. Dans l’arrêt Volvo du 22 juin 2022, la CJUE a reconnu que la présomption de préjudice en cas d’ententes horizontales s'applique aux faits commis postérieurement à l'entrée en vigueur de la directive [8].

3.2. Dans l'arrêt Repsol du 20 avril 2023[9], la CJUE a considéré que la présomption de faute irréfragable posée à l’article 9, §1 de la directive « dommages », s'applique en revanche lorsque la décision de l’autorité nationale de concurrence, devenue définitive , est postérieure à l'entrée en vigueur de la directive nonobstant la date à laquelle les pratiques sanctionnées ont été commises, si bien qu’une action peut bénéficier de la présomption de faute mais pas de celles du préjudice et de la non répercussion du surcoût.
3.3. Le 28 juin 2023, la Cour d’appel de Paris a suivi ces solutions dans l’affaire des revêtements de sols résilients[10] en appliquant la présomption irréfragable de faute résultant de la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017[11] mais en rejetant l’application de la présomption simple de préjudice résultant d’une entente entre concurrents, commise avant l’entrée en vigueur de la directive.

4. A cet égard, la charge de la preuve pesant sur la victime n’est pas considérée par le juge du second degré comme portant atteinte au principe d’effectivité du droit de l’Union : « les principes de la responsabilité extracontractuelle en droit français permettent à la victime d’obtenir la réparation intégrale du préjudice qu’elle a subi, une appréciation souveraine du préjudice étant laissée aux juges du fond. » si bien que « l’exercice du droit à réparation garanti par le traité fondateur de l’Union européenne, selon les principes de la responsabilité civile de droit commun n’est pas rendu excessivement difficile ou pratiquement impossible ».


4.1. Dans l'arrêt du 6 septembre 2023, la Cour de cassation confirme cette absence d‘atteinte  au principe d’effectivité concernant la démonstration par la victime du fait négatif tenant à ce  qu'elle n'a pas répercuté sur les consommateurs le surcoût consécutif aux pratiques anticoncurrentielles illicites.

4.2. Carrefour faisait valoir que cette preuve (qui d'après elle aurait dû simplement se déduire de la baisse du volume des ventes induite par la hausse des prix) lui était particulièrement difficile s’agissant de remonter à une période qui n'était plus couverte par l'obligation de conservation des documents comptables. De la sorte, selon Carrefour, elle porterait atteinte au principe d’application effective de l'article 101 du TFUE, qui relève de l'ordre public, et qui impose que les règles de procédure ne rendent pas excessivement difficile, sinon impossible, l'exercice des recours fondés sur le droit de l'Union.

4.3. Réponse de la Cour de cassation : la Cour d’appel a eu raison d’estimer, « sans imposer des règles de preuve rendant excessivement difficile l'exercice des recours fondés sur le droit de l'Union européenne, que les sociétés Carrefour ne rapportaient pas la preuve du préjudice causé par l'entente sanctionnée » et en conséquence de rejeter leur demande de dommages et intérêts. En effet, il s’agit ici de ne pas consacrer un enrichissement sans cause du fait de l’allocation de dommages et intérêts. Or, la démonstration apportée par Carrefour, « même à admettre la difficulté de rapporter cette preuve en raison de l'absence de conservation des données », ne permet pas de vérifier le défaut de répercussion.

4.4. En l’occurrence, les éléments ayant été jugé insuffisants étaient les suivants :  un rapport établissant une analyse contrefactuelle comparant la valeur des marges-arrière pendant l'entente et après l'entente, les valeurs annuelles nettes des achats ainsi que les taux de marge-arrière et de leurs valeurs absolues ; l’étude établissait également une corrélation jugée discutable entre la valeur des marges-arrière qu'auraient réalisées les sociétés Carrefour avec les produits Vania et le chiffre d‘affaires total des sociétés Carrefour tous produits confondus et n'apportait aucun autre élément, comptable ou non, permettant d'exclure une répercussion du manque à gagner sur la marge-avant. L’étude retenait enfin une méthode subsidiaire d'évaluation du préjudice ne reposant, selon l’arrêt d’appel, que sur une corrélation parfaite entre la valeur des marges-arrière réalisées par les sociétés Carrefour avec les produits Vania et l'évolution des taux moyens de marge-arrière constatée par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes.

5. Cet arrêt – dans la continuité de la jurisprudence également signalée dans ce texte – donne un signal fort aux victimes de pratiques anticoncurrentielles ne pouvant bénéficier des facilités offertes par la directive « dommages » : elles doivent réaliser un effort particulièrement important de démonstration de leur préjudice laissé à l’appréciation souveraine des juges du fond dont on peut imaginer qu’ils s’adaptent au contexte de chaque affaire.
 
[1] Directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne
[2] Décision 14-D-19 du 18 décembre 2014 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur des produits d’entretien et des insecticides et dans le secteur des produits d’hygiène et de soins pour le corps
[3] Tribunal de commerce de Paris, 4 novembre 2019, n° 2017013952
[4] Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 5 janvier 2022, n° 19/22293
[5] Fixé à la date d’expiration du délai de transposition de la directive, le 28 décembre 2016
[6] Cass. com. 19 octobre 2022, n° 21-19197, arrêt rendu dans une affaire opposant le même distributeur à un autre fournisseur de produits d’hygiène, la société Johnson & Johnson santé beauté France.
[7] Cass. com. 15 mai 2012, n° 11-18-495
[8] CJUE, 22 juin 2022, Volvo AB et DAK Trucks, C-267/20 : « L’article 17, paragraphe 2, de la directive 2014/104 doit être interprété en ce sens qu’il constitue une disposition substantielle, au sens de l’article 22, paragraphe 1, de cette directive, et que ne relève pas de son champ d’application temporel un recours en dommages et intérêts qui, bien qu’introduit après l’entrée en vigueur des dispositions transposant tardivement ladite directive dans le droit national, porte sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant la date d’expiration du délai de transposition de celle-ci. »
[9] CJUE, 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Pétroliferos, aff. C- 25/21
[10] CA Paris, 28 juin 2023, n° 21/13172
[11] Devenue définitive, postérieurement au 28 décembre 2016, date d’entrée en vigueur des règles substantielles de la directive « Dommages » en France 
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